mercredi 25 juin 2008

La Gazette de Paris #24

La Notion de Plaisir


(Franco Fontana, http://a-dream-like-this.blogspot.com/)

- T’es née où ?
- A Plaisir.
- C’est où ?
- A quelques kilomètres au sud-ouest du vrai bonheur…

Et puis, c’est tragique, mais quand j’étais petite, Papa a été muté. On a dû déménager. Et puis, la tête devient trop petite. Il faut chercher plus grand, plus beau aussi, une maison qui fasse vibrer ses organes vitaux.
J’habite quelque part en banlieue, dans la zone 3 de cette grande ville très réputée qu’on appelle plénitude, le métro est à trois minutes et c’est très bien desservi. Mais je perds mon temps entre le train d’enfer, les transports de joie, et le retour à la grande roue des questions auxquelles personne ne répond. J’essaie depuis quelques années de quitter le quartier de Mange tes doigts pour le centre ville, mais c’est difficile, de nos jours, les prix sont exorbitants.

Ce sont les premières épreuves du bac, question géographie :
« À combien de kilomètres habites-tu de la notion de plaisir ?»
N’oublie pas de remplir ta petite carte légendée.

Moi, je prends mon temps, je taille mes crayons de couleurs. Les lycéens ont quatre heures pour répondre, j’ai toute la vie.

Le plaisir, ça pourrait être :

1. Ne plus sentir pendant un instant cette angoisse qui habite mon estomac. Par exemple, au moment où la serveuse apporte mon café allongé, le dimanche matin. Pour elle ce n’est pas grand-chose, alors que moi, avant ça, je suis paralysée. Uniquement capable de fixer sur elle un regard méchant et impatient, alors qu’elle, stressée, me déteste profondément, et se demande si elle ne va pas cracher dans la tasse immaculée. A ce moment-là, pour elle, comme pour moi, le plaisir, c’est tout simplement le soulagement. On peut aussi très facilement remplacer le café par une personne.

2. Le plaisir comme soulagement du manque.

Au lieu de dire,
- Merci, c’est pas trop tôt, vous avez oublié le lait.

Il suffit de remplacer par :
- Tu es là, ça me fait plaisir, et ça soulage ma peur d’être seul.

3. Le plaisir se situe, aussi, à quelques mètres derrière moi, quand je me retourne sur la terrasse que je viens de quitter. Je remarque alors que les gens ont l’air décidemment heureux, et que j’aurais préféré en prendre conscience quand j’étais encore parmi eux, mais ça viendra.

4. Quand je marche tranquillement, le nez en l’air, j’essaie de ne pas laisser couler la glace vanille-fraise sur le cornet, puis sur mes doigts. Je souris, je crois que c’était du plaisir, d’abord parce que je mangeais une glace mais aussi parce que je n’ai même pas été éclaboussée par les enfants qui jouaient avec des bombes à eau, et ça c’est franchement inhabituel. Le plaisir comme chance, et facilité.

J’ai fait bien des listes de ce que je n’aimais pas, les choux de Bruxelles, les cheveux qui collent à mon gloss, les poussettes et les grandes surfaces… et je pourrais continuer éternellement, tellement la colère semble partie intégrante de ma moelle épinière et aussi parce que le bonheur paraît souvent niais, je fais un essai… J’ai mis trois semaines à écrire cette liste, le périmètre de mon plaisir.

J’aime…

-Quand papa me lit le journal au soleil, alors que je me saoûle tout doucement.
-Les carnets offerts par ma mère,
-Les livres prêtés par ma tante.
-M’acheter des fleurs (parce que je n’aime pas attendre),
-des chaussures à talon,
-Les jupes en tutu.
-Qu’on m’offre des sous-vêtements (85B, je n’aime pas les strings).
-Les gens qui ont mauvais goût, qui me donne l’impression de partir dans la vie avec un point d’avance.
-Ta bouche dans mon cou,
-Ne rien faire du tout, être seule, regarder,
-Le linge qui tourne au lavomatique.
-Me réveiller avec les bruits de la maison, la musique et l’odeur de la cuisine de maman,
-Me réveiller tôt, petit-déjeuner, et me recoucher,
-M’endormir avec le bruit des conversations tout près.
-Les chansons pop un peu niaises, leurs mélodies qui restent collées toute la journée comme un petit bout de scotch dont tu n’arrives pas à te débarrasser,
-Le bruit de la neige,
-Ta bouche dans mon cou,
-J’aimais les garçons musiciens, finalement je les préfère magiciens.
-La mer vert-gris et les galets,



-Le goût du sel, mais pas trop de la crème solaire.
-La couleur rouille, citrouille, écureuil,
-Éplucher les haricots verts.
-Quand j’arrive à prendre une grande respiration,
-Quand je demande à Julie M. si la soirée est payante et qu’elle répond, c’est un open bar, connasse.
-Retrouver un objet de mon enfance,
-Ta main…
-Faire croire que je suis une princesse et que les gens y croient…
-Demander à mon père quel temps il fera demain, comme s’il pouvait décider.
-J’aurais bien aimé que mes parents se marient. Ce qui est bien, c’est qu’ils n’ont pas eu besoin de divorcer.
-Manger des huîtres,
-Lire dans le bain.
-Le luxe des choses qui ne servent à rien,
-et ta main.


A noter que la notion de plaisir est d’autant plus probante les jours de beau temps. Si le printemps s’installait, je ne cacherais pas ma joie. D’autant plus que j’ai cassé mon parapluie en deux, un moment de colère où le soulagement s’était absenté de l’arrondissement.

- Est-ce que tu crois que l’été suffira ?
- Est-ce que tu pourras te rassasier des instants qu’on oublie facilement?
- Puisque, ce qu’on veut, c’est un truc qui nous torde vraiment l’estomac, c’est ça ?
- Le bonheur quoi.


Pendant le brunch, le ciel se dégage, nous faisons couler l’eau et le coca salvateur. Les bagels et le saumon à l’aneth éponge enfin l’alcool. Et quand je me retourne en partant, les gens ont l’air heureux, et j’étais parmi eux.

lundi 2 juin 2008

La Gazette de Paris #23

Cours Toujours


http://a-dream-like-this.blogspot.com/2008/03/alex-prager.html

Réveille toi. Les immeubles sont plantés droits devant toi, ils se détachent du ciel, il est six heures, l’heure terrible, où tout est possible, mais où je suis incapable de faire quoi que ce soit. Tu ne sais pas si c’est l’angoisse de ces rues toutes vides qui te donne le vertige ou tout simplement la vodka, en tous cas, nous zigzaguons, et moi, j’ai peur de tomber sous ce ciel beaucoup trop parfait. À l’heure où les oiseaux chantent, mais où t’as la sale impression que, bizarrement, c’est pas pour toi. Trop tard, trop tôt, on a dépassé le quota, seulement le droit de prendre le premier métro et de rentrer chez toi. Classe.

- Et le jour, après quoi tu cours ?
- Je ne sais pas, et toi ?
- Je ne sais pas, mais on court.
- Oui, et même que je vais tout faire pour courir plus vite que toi.

Je ne comprends pas pourquoi je m’essouffle, et surtout j’ai la forte impression que ce n’est pas toujours pour les bonnes raisons. L’autre jour, j’ai quand même failli pleurer quand j’ai appris que je n’étais pas prise à VSD, non mais sans déconner…
Et il y a aussi cette vilaine crise d’acné, ce désastre cutané que je me suis tapé rien qu’à l’idée de ne pas obtenir un mois de CDD. C’était avant de savoir que je ne choisirais bien sûr pas la destination, France bleu Besançon me voilà… Et puis après quoi ? Tu rentres gentiment chez toi. Mais ça, ce n’est peut-être pas le pire qu’il puisse m’arriver.

Alors le soir, je ne dors pas, je perds haleine, je cours toujours. Je vais dans des boîtes branchées, bien habillée. Je mets des talons, et une jolie petite culotte au cas où, sur un malentendu, ça puisse marcher. Je choisis, de préférence, le garçon qui ne pourra pas m’aimer, celui qui est déjà amoureux, comme ça c’est sûr, il ne pourra rien m’arriver.
Faut dire que la dernière fois que j’ai cru à l’amour, j’ai été récompensé par un rond de serviette en bois avec mon nom gravé, de quoi être traumatisée, je suis trop jeune pour me marier, mais quand même, ce n’est pas franchement l’anneau auquel je m’attendais…

Peur d’aimer, peur d’être aimée, peur de souffrir.
Accepter n’importe quoi, par frousse de tout rater,
faire tout rater par peur que ça puisse marcher.
Ou la stratégie de Justine Kennedy.

Une recette simple : ivresse, mojito, cosmo, obscurité, sensation superficiel de liberté. Alors moi, je reste tapie dans l’ombre, j’attends que l’autre bondisse de la lumière artificielle. Et je cours dans tes bras. Je me déguise, j’aimerais être deux dans ces moments-là, pouvoir choisir laquelle, juste comme ça, je claque des doigts, je remue le nez, je frappe dans mes mains, putain, ça ne marche pas. Et je cours sucer mon pouce dans tes bras, dans un souvenir lointain de sécurité.